Comment la guerre des sodas a fait pschitt
Leur intense lobbying contre la taxe décidée dans le cadre du plan d'austérité n'y a rien fait : les fabricants de boissons sucrées, accusées de favoriser l'obésité, vont être imposés. Récit.
Quelle débauche d'énergie ! Entre le 24 août, date de l'annonce par le Premier ministre d'un plan d'austérité budgétaire, et le vote par l'Assemblée nationale, le 21 octobre, d'une nouvelle taxe sur les sodas, les industriels ont remué ciel et terre pour échapper à cette "sugar tax" qu'ils redoutent et combattent depuis des années. Coca-Cola et Orangina Schweppes, les deux leaders (respectivement 55 % et 17 % du marché français des sodas), ont harcelé ministres et députés, mobilisé publicitaires et consultants en gestion de crise. Ils sont remontés jusqu'à Matignon et l'Elysée, dénonçant "un matraquage fiscal injuste". Mais rien n'y a fait. Début 2012, ils vont devoir verser une taxe d'un peu plus de 2 centimes d'euros par canette, qui rapportera au total 275 millions d'euros dans les caisses de l'Etat. Sauf coup de théâtre lors du vote au Sénat, les industriels ont perdu le combat. Récit d'une guerre éclair.
Renflouer les caisses de la Sécurité sociale
Le 24 août, lorsqu'il entend François Fillon évoquer "une accise spécifique sur les boissons sucrées, dont le taux sera aligné sur celui du vin", destinée à renflouer les caisses de la Sécurité sociale, Tristan Farabet, PDG de Coca-Cola Entreprise France, responsable des cinq usines d'embouteillage françaises (2 700 emplois), manque de s'étrangler. Il est justement en train d'organiser une fête pour le quarantième anniversaire de l'unité marseillaise des Pennes-Mirabeau, où le big boss d'Atlanta doit venir annoncer un investissement de 17 millions d'euros. Au siège du groupe, à Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, c'est l'affolement.
Dès le 8 septembre, Tristan Farabet annule la célébration : "On n'a plus le coeur à la fête, avec cette mise à l'index de nos produits. Nous allons réévaluer notre investissement sur le site." Il vient de commettre une énorme erreur de communication, qui va immédiatement se retourner contre la firme. La première à réagir est Valérie Boyer, députée (UMP) des Bouches-du-Rhône, auteur d'un rapport parlementaire sur l'obésité. "Ce n'est pas une multinationale américaine qui dicte sa politique fiscale à la France", s'indigne-t-elle, dénonçant un "chantage inacceptable". Le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, manifeste, lui aussi, son "incompréhension". L'émoi est tel que Coca-Cola doit rétropédaler en urgence. Dès le lendemain, Hubert Patricot, son président européen, dé-savoue la filiale française et déclare qu'il maintient son investissement. La firme, conseillée par Tilder, un cabinet spécialisé dans la gestion de crise, va maintenant déployer un argumentaire plus subtil : "D'accord pour contribuer à l'effort collectif de réduction du déficit public, mais pas question de stigmatiser notre produit." Ses lobbyistes vont tenter de convaincre les députés de rectifier le tir, discrètement, lors de la discussion de la loi.
Le 28 septembre, une vingtaine de députés participent au petit déjeuner organisé par l'influente Association nationale des industries alimentaires (Ania). Devant Charles de Courson (député, Nouveau Centre, de la Marne et vice-président de la commission des Finances), Bernard Reynès (député, UMP, des Bouches-du-Rhône, qui vient de remettre un rapport au Premier ministre sur la taxation des sodas afin d'alléger le coût du travail agricole) et quelques autres, Jean-René Buisson, président de l'Ania, martèle : "Il est inadmissible que les boissons sucrées soient comparées au tabac et à la drogue !" Il demande aux députés de faire leur possible pour que la mesure n'apparaisse pas comme une "taxe comportementale", qui ouvrirait la voie à la taxation d'autres produits riches en gras ou en sucre. Pendant ce temps, les industriels multiplient les contacts. Benoist Berton, responsable des affaires publiques de Coca-Cola Entreprise, cible les parlementaires qui ont une usine d'embouteillage dans leur circonscription, comme Christian Kert (UMP) dans les Bouches-du-Rhône, sur les terres duquel se trouve aussi le siège d'Orangina. De son côté, Philippe Marty, son homologue de Coca-Cola France (la branche marketing), fait le tour des cabinets ministériels. Tour à tour, Jean-René Buisson et lui sont reçus à Matignon, par la directrice adjointe du cabinet (une ancienne du Crédit agricole), et à l'Elysée, par le conseiller agriculture... La firme mobilise aussi son publicitaire vedette, Maurice Lévy, PDG de Publicis, un proche de Nicolas Sarkozy, pour défendre sa cause auprès du président.
Le 5 octobre, quelques jours avant la discussion budgétaire, Christian Jacob, président du groupe UMP à l'Assemblée, reçoit les patrons de Coca-Cola et d'Orangina et le président de l'Ania. Un pacte est noué : les industriels sont prêts à payer la taxe - il est pour l'instant question de 1 centime par canette - en échange de quoi le groupe UMP s'engage à convaincre la ministre du Budget, Valérie Pécresse, de faire voter la taxe dans le cadre du projet de loi de finances (PLF), au lieu de celui de la Sécurité sociale (PLFSS), afin de lui enlever sa connotation "lutte contre l'obésité". En parallèle, Hugues Pietrini, patron d'Orangina Schweppes, rencontre, un à un, les députés influents de la commission des Finances, afin de les convaincre d'élargir l'assiette de la taxe aux boissons sans sucre, contenant des édulcorants. En effet, c'est Coca-Cola qui est leader sur ce créneau. Orangina craint que l'augmentation du prix des boissons sucrées incite les consommateurs à se reporter sur les produits "light" de son concurrent.
2 centimes d'euro par canette
Le 12 octobre, les lobbyistes, qui assistent à la séance depuis la tribune du public, vont prendre une seconde claque. Non seulement Valérie Pécresse continue de parler de "taxe de santé publique, qui vise à modifier les comportements et à prévenir l'obésité" mais la commission des Finances fait voter un doublement de la taxe, qui passe à 2 centimes par canette.
Après plusieurs jours de débats parfois confus, l'Assemblée nationale décide, le 21 octobre, d'inclure les boissons "light", qui rapporteront 35 millions d'euros supplémentaires. Orangina a sauvé les meubles. Coca-Cola a perdu sur toute la ligne. "Nous allons encore nous battre, jusqu'à la fin du processus législatif", affirme Philippe Marty. Mais le couac de Marseille a laissé des traces et le nouveau tour de vis budgétaire, annoncé le 27 octobre par Nicolas Sarkozy, leur laisse peu de marge de manoeuvre.
Source: http://www.lexpress.fr